Homélie du 12 février - 6ème Semaine du Temps Ordinaire — Année A — (Mathieu 5, 17-3
Dernière mise à jour : 21 févr.


Pour le troisième dimanche de suite, nous venons d’entendre le discours sur la
montagne. Dans ce discours ouvert par les Béatitudes, Jésus partage à ses
disciplesla voie d’une vie bonne et heureuse, d’une vie qui conduit à la Vie. C’est
le cœur de la Bonne Nouvelle qu’il est venu transmettre. Jésus déclare à ceux qui
l’écoutent, qu’ils sont le sel de la terre et la lumière du monde. De quoi prendre
la « grosse tête » et imaginer une révolution des valeurs ! Jésus douche cette
attente : « je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir ». Et il rappelle
l’enjeu : être grand dans le Royaume.
C’est là un des maîtres mots de Saint Matthieu : le mot « accomplir ». Il vise ce
grand projet que Paul appelle « le dessein bienveillant de Dieu » ; et si le mot est
de Saint Paul, l'idée remonte beaucoup plus loin que lui ; depuis Abraham, toute
la Bible est tendue vers cet accomplissement. Le chrétien, normalement, n'est
pas tourné vers le passé, c'est quelqu'un qui est tendu vers l'avenir. Et il juge
toutes les choses de ce monde en fonction de l'avancement des travaux,
entendons l'avancement du Royaume ». Quelqu'un disait : « la messe chaque
semaine, c'est la réunion du chantier du Royaume » : le lieu où on fait le point
sur l'avancement de la construction.
Ce lent travail de conversion du cœur de l'homme a été l'œuvre de la Loi donnée
par Dieu à Moïse : les premiers commandements étaient de simples balises qui
disaient le minimum vital en quelque sorte, pour que la vie en société soit
simplement possible : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas tromper... Et puis, au long
des siècles on avait affiné la Loi, on l'avait précisée, au fur et à mesure que les
exigences éthiques progressaient.
Jésus s'inscrit dans cette progression : il ne supprime pas les acquis précédents,
il les affine encore : « on vous a dit... moi je vous dis... » Pas question de gommer
les étapes précédentes, il s'agit d'en franchir une autre : « Je ne suis pas venu
abolir, mais accomplir ». Première étape, tu ne tueras pas, deuxième étape, tu
t'interdiras même la colère et tu iras jusqu'au pardon. Dans un autre domaine,
première étape, tu ne commettras pas l'adultère en acte, deuxième étape, tu
t'interdiras même d'y penser, et tu éduqueras ton regard à la pureté. Enfin, en
matière de promesses, première étape, pas de faux serments, deuxième étape,
pas de serments du tout, que toute parole de ta bouche soit vraie.
La longueur de notre Evangile ne permet pas de le commenter en chaque point.
Je m’en tiendrai au triple meurtre (21-23). Jésus parle de « quiconque se met en
colère », de quiconque « traite son frère d’insensé », de quiconque « le traite
d’impie ». - Par la colère je m’insurge contre l’existence de l’autre, et sa manière
d’exister. Je l’atteins dans sa « chair ». - Le traitant de fou, je lui ferme la bouche :
je refuse que sa parole ait un sens ; je le rejette dans l’insignifiance de l’objet
brut. - Le traitant d’impie, je lui refuse sa relation avec la source de la vie, Dieu.
Trois manières de tuer qui ne sont pas des meurtres selon les termes de la Loi
mais qui, ramenant l’autre vers le néant, agressent ce qui anime, inspire la Loi.
Ne restons pas à la surface ; allons jusqu’à la vérité du cœur.
En réalité Jésus ne fait qu’expliciter les intentions de la Loi. Son esprit. Nous
avons souvent, sinon toujours, tendance à nous en tenir à l’aspect matériel des
choses, à la partie émergée de l’iceberg. Jésus nous invite à aller voir ce qui se
tient dessous. Où va notre désir ? Ce sont bien nos désirs profonds, quand ils
sont entérinés par notre liberté, qui disent ce que nous sommes en réalité. Le
passage à l’acte ? Le meurtre de celui qui provoque notre colère ? Trop
compliqué ou dangereux. « Tu n’as pas été adultère ? demandait saint Augustin.
C’est que l’occasion t’a manqué. » (Sermon XXVII)
Et si Jésus utilise dans l’Évangile de ce jour ces phrases-chocs, ces « punchlines »,
c’est sans doute pour susciter notre créativité et donner un horizon sans limite
à cet ajustement qui est toujours à refaire.
Aller plus loin, toujours plus loin dans l'amour, voilà la vraie sagesse ! Mais
l'humanité a bien du mal à prendre ce chemin-là ! Pire encore, elle refuse bien
souvent les valeurs de l'évangile et se croit sage en bâtissant sa vie sur de tout
autres valeurs. Paul fustige souvent cette prétendue sagesse qui fait le malheur
des hommes : « La sagesse de ceux qui dominent le monde et qui déjà se
détruisent », lisions-nous dans la deuxième lecture.
Dans chacun de ces domaines, Jésus nous invite à franchir une étape pour que
le Royaume vienne. Curieusement, mais c'est bien conforme à toute la tradition
biblique, ces commandements renouvelés de Jésus visent tous les relations avec
les autres. Si on y réfléchit, ce n'est pas étonnant : si le dessein bienveillant de
Dieu, comme dit saint Paul, c'est de nous réunir tous en Jésus-Christ, tout effort
que nous tentons vers l'unité fraternelle contribue à l'accomplissement du projet
de Dieu, c'est-à-dire à la venue de son Royaume. Il ne suffit pas de dire « Que
ton Règne vienne », Jésus vient de nous dire comment, petitement, mais
sûrement, on peut y contribuer.